PHILONILLA UWAMARI

Bien avant le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 dans lequel j’ai perdu une grande partie de mes parents et l’essentiel de mes amis, le Rwanda a connu un parcours marqué par plusieurs moments dramatiques et des actes criminels qui annonçaient, hélas, la tragédie de 1994. 

Permettez-moi de partager avec vous mon vécu dans le Rwanda d’avant le Génocide perpétré contre les Tutsi en 1994.

Ce témoignage pourrait commencer comme les histoires que j’ai raconté à mes enfants hier et à ma petite fille aujourd’hui. 

« Il était une fois » une petite fille rwandaise qui, en grandissant, a du être responsabilisée bien trop tôt. Après la brève insouciance du bas âge, elle a dû affronter, pendant de longues années, l’angoisse, la peur, les combats pour la survie et enfin la révolte.

Cette petite fille, vous l’avez compris, c’est moi !

En 1959, le Rwanda a été secoué par la mort du Roi Mutara III Rudahigwa qui a été immédiatement suivie par la « Révolution sociale » qui marque le début de la souffrance de milliers de Tutsi qui avaient le choix entre la mort et l’exil. 

Jusqu’aux années 1965, nous avons connu des tueries, des destructions de biens ainsi que les fuites régulières à l’intérieur du pays alors que les plus chanceux pouvaient atteindre les pays limitrophes. Les recherches de cachettes sûres faisaient partie de notre quotidien pour les adultes, d’un simple jeu de cache–cache pour la petite fille que j’étais. 

Entre 1965 et 1972, la vie était redevenue normale et paisible. Mais, en me préparant pour l’examen national de rentrée à l’école secondaire, je réalisais que mon ethnie était devenue un des déterminants pour accéder à l’école secondaire puisqu’il y avait désormais un quota pour les Tutsi. Précision ethnique explicitement mentionnée sur la feuille d’examen, comme sur tous les documents officiels.

Si j’ai pu poursuivre mes études, c’est parce que j’avais eu la meilleure note du pays. J’ai donc pu commencer le secondaire à Nyanza et, ensuite, après l’examen du BFEM, j’ai continué au Lycée Notre Dame de Nyundo, dans la préfecture de Gisenyi dans le Nord. 

En février 1973, la Directrice de l’école me convoqua pour m’annoncer :

« Tous les étudiants et les travailleurs tutsis ont été chassés soit de l’université soit de leurs postes de travail » 

J’appris également que ma sœur aînée, formée dans la même école et en 2ème année de chimie à l’université avait également été chassée. Mon grand frère, étudiant en première année de médecine avait été moins chanceux. Renvoyé comme les autres mais de surcroît gravement blessé.

À peine arrivée en classe, j’entendis des bruits, des cris qui m’ont rappelé les attaques vécues dans mon enfance. Sauf que cette fois-ci, Papa et Maman n’étaient plus là pour me protéger.

Suivant les consignes de la direction de l’école, nous avons été rassemblés dans le dortoir et commencé à prier. Des prières vite transformés en cris et en pleurs en entendant les hurlements de nos assaillants qui n’étaient autres que des lycéens, des séminaristes des environs, oui, oui, vous avez bien entendu et les habitants des alentours. J’en tremble encore aujourd’hui.

Nos agresseurs, tout ce monde, entrèrent dans le dortoir et bien décidés à nous faire regretter d’être nées Tutsis.

Et d’un coup, les filles hutues, nos camarades de classe pourtant, se levèrent pour accueillir et briefer nos agresseurs. L’une d’entre elle est toutefois restée avec nous, nous étions toutes cachées sous les lits.

Manque de chance, j’ai été découverte avant tout le monde et ai eu juste le temps de cacher ma tête entre mes jambes, en position fœtale.

J’ai été bien bastonnée. Une bonne nouvelle finalement, je m’attendais à bien pire ! Les autres copines Tutsi ont été rapidement sorties de leurs cachettes et rouées de coups également, directrice comprise. 

Nos camarades de classe Hutu étaient manifestement au courant depuis longtemps et avaient soigneusement préparé des endroits où les viols collectifs devaient se faire.

Je vous rassure, je n’ai pas été violée, mais il s’en est fallu de très, très peu. Les candidats violeurs voulant chacun être le premier, il s’en suivi une bagarre générale et profitant de la confusion, j’entamais le plus rapide et plus long sprint de ma carrière, une course qui aurait fait blêmir Usain Bolt himself ! Mon prof me prit sous sa protection et m’amèna chez la Directrice qui accueillait les plus chanceuses. Elle nous prêta des habits de religieuses d’autant que nous étions toutes en tenues, disons légères. Je vous rassure une nouvelle fois, cela n’a entrainé aucune vocation de ma part à rejoindre les ordres !

Tard dans la nuit, nous voici toutes entassées dans des voitures afin de nous éloigner le plus possible du lycée et nous rapprocher de la frontière rwando-congolaise. 

Nous avons été accueillies à l’Evêché où nous avons retrouvé d’autres lycéens aussi malmenés que nous. L’Evêché était, je pense, une sorte de centre de transit qui accueillait tous les fuyards à une époque où ces lieux sacrés étaient encore respectés. 

Après une période de faible accalmie, les responsables nous font comprendre que l’école, il faut juste oublier et se satisfaire du privilège d’être encore vivantes et non violées. Avec une seule option : soit le saut vers l’inconnu en fuyant au Congo voisin, soit attendre des jours meilleurs pour tenter de retourner chacune chez nos parents. Lesquels, angoissés à l’extrême, ignoraient tout du sort de leurs progénitures respectives. Dans ces circonstances, chaque jour dure plus d’une année.

Le choix était cornélien, la réflexion a duré toute une journée au terme de laquelle, je décidais de rentrer chez mes parents dès que possible.

Superbe surprise pour mes parents, ils me croyaient morte ! Ma sœur aînée était là. Lorsque j’ai demandé des nouvelles de mon grand frère, les visages se sont assombris. Papa me raconta qu’il a été blessé mais pris en charge par les profs canadiens. Après sa convalescence, il avait tenté avec des amis à lui de fuir le Rwanda. Il fut rattrapé et mis en prison. Les visites étant permises, je pus lui rendre visite et attendre docilement sa sortie. Au terme de laquelle, il nous raconta, dans tous les détails, sa vie en prison, le tout assorti de quelques situations vraiment drôles.

Nos retrouvailles à la maison familiale furent vite interrompues par mes parents. Réunion de famille et, le ton grave, les parents nous indiquèrent qu’il n’y avait d’autre choix pour nous que de fuir du Rwanda si nous voulions poursuivre nos études, plus aucun espoir n’était permis au Rwanda sur le plan scolaire. D’autant que pour sortir de prison, mon « criminel » de frère avait dû signer un papier lui indiquant qu’à la prochaine récidive, c’était la prison à vie. Bref, l’exil ou la mort. 

Nous voici donc partis, ma sœur, mon frère, et moi, le cœur gros et serré, à Butaré où un ami nous accueille chez lui, contacte les passeurs et négocie le prix pour nous amener à la frontière entre le Rwanda et le Burundi, pays séparé par la rivière Akanyaru. 

Nous nous préparons et le jour J, les passeurs nous faussent compagnie. Probablement appâtés par le gain, ils avaient dû trouver de meilleurs clients. J’appris plus tard que lesdits « clients » n’étaient jamais arrivés au Burundi, noyés lors de la traversée. Quelques jours plus tard, les mêmes passeurs nous recontactent et sont enfin prêts à nous acheminer vers le Burundi.

Avec les consignes suivantes :

  • Juste deux tenues chacun et toutes portées, pas de sacs, pas de valise ; nous voilà donc habillés comme de vrais malades mentaux, look d’enfer avec 2 pantalons, 2 hauts et un pull, tous enfilés ;
  • 2 groupes ainsi organisés : 
    • Groupe 1 : moi même et un passeur.  On devait marcher et garder au moins 500 mètres de distance entre les groupes 
    • Groupe 2 : mon frère et ma sœur avec un passeur 
  • Prendre un document (nos parents nous avaient fait faire rapidement et discrètement des cartes d’identité où la mention Tutsi était explicitement mentionnée) ;
  • Marcher toute la nuit noire sans torches, sans bruit, sur des kilomètres et des kilomètres avec défense absolue de parler, de tomber et même d’éternuer !

Moi, je n’ai fait que le contraire…

  • Juste avant de démarrer l’aventure, dernier tour au petit coin : je fais tomber ma carte d’identité dans les toilettes, première engueulade !
  • Pas de bruit !! Je suis tombée au moins 10 fois. Il faisait froid et j’éternuais sans arrêt ;
  • J’étais dans le groupe 1 et donc 500 mètres devant les autres.  Mais J’ai été obligée de ralentir le pas car mon passeur avait des intentions ni catholiques, ni musulmanes et se montrait particulièrement pressant ! Et comme je ne pouvais pas dire au groupe 2 le pourquoi, je trainais les pieds délibérément et je me faisais engueuler sérieusement. Et hop, je reprenais la marche et mon passeur revenait à la charge. Au bout de la 5ème engueulade, je décidais de revisiter ma stratégie et promettais à mon passeur qu’il aurait tout ce qu’il voudrait mais uniquement lorsque nous serons arrivés au Burundi. Il se calma donc. Provisoirement. 

Nous avons ainsi voyagé toute la nuit dans le froid avec le moins de bruit possible pour ne pas réveiller les habitants des zones traversées. Nous savions qu’on était la cible de tout ce monde et, bien entendu, il n’était pas question de passer par la voie normale. Le régime faisait de nous des criminels absolus tout juste bons, dans l’hypothèse la plus douce, à finir nos vies respectives en prison. Trop triste perspective, au fond, je n’avais pas encore fêté mes 18 ans !

Au moment de traverser enfin la rivière, de nouveaux conciliabules :

Les passeurs exigeaient que ma sœur et moi soyons nues pour traverser la rivière sur leurs dos. Non ferme de notre part, vite balayé par mon frère qui ordonnait que nous passions les premières et il nous rejoindrait ensuite, il n’y avait pas une seconde à perdre, nous jouions nos vies respectives et chaque seconde était précieuse. Nous décidâmes donc d’abandonner l’intégralité de nos habits au frangin. Nous voilà sur le dos des passeurs et vous me permettez de ne pas partager avec vous leurs commentaires salaces !

Après de longues minutes, notre frère nous rejoint enfin. 

Ca y est, on est au Burundi. Loin de nos collines, de nos parents, des plus jeunes frère et sœurs mais vivants avec peut-être la possibilité de poursuivre nos études. 

Ma sœur et moi réalisions, tardivement, que nos passeurs, nous avaient absolument escroqués. Plus courts que nous, ils nous avaient pourtant portées. C’est donc que nous avions pied !!! Pour solde de tout compte, nous leur avons promis de les accueillir prochainement dans notre maison de Bujumbura ! Laquelle existait d’autant moins qu’on ne savait même pas où nous allions mais nous allions vers la liberté. 

Une autre fois peut-être, je vous raconterai mon odyssée au Burundi et mon arrivée au Sénégal pour poursuivre mes études. Je suis médecin-pédiatre, mon frère est chirurgien et a longtemps servi au Sénégal à Dakar, Thiès et Saint-Louis, ma sœur est ingénieur agro-alimentaire. Bref, nous avons été, dans le contexte du Rwanda de l’époque, des privilégiés. 

Je suis installée au Sénégal depuis 1979 et c’est ici que j’ai vécu le Génocide. Comme réfugiée d’abord, comme Sénégalaise par mon mariage et ce n’est qu’en 1995 que j’ai enfin recouvré la nationalité rwandaise. 

Une douleur profonde, définitive et qui ne me quittera jamais. 

Longtemps, j’ai eu honte d’être rwandaise. Je cachais mon dégout et mon chagrin derrière mon identité d’abord burundaise (empruntée) et ensuite sénégalaise. Petit à petit, le pays que j’ai quitté, bien malgré moi mais qui m’a toujours habité, m’a interpellé et redonné le courage d’affronter mon passé, notre histoire. Aujourd’hui, je suis engagée dans la reconstitution du Rwanda, car sa survie est ma mission. Nous sommes un petit pays mais restons un grand peuple. Nous sommes debout et fiers, notre plus grande réussite.